jeudi 19 mai 2016

Trois jours et une vie

C'est une erreur de penser que Pierre Lemaitre n'est que le lauréat du Prix Goncourt 2013. Il a auparavant écrit des romans policiers très réussis et le voilà de retour avec un roman noir mais qu'on ne peut pas vraiment qualifier de policier. Quoique ...

Dès les premières pages on connait l'identité du meurtrier. En 1999, Antoine, un gamin ordinaire de douze ans tue Rémi, un enfant de six ans. De rage, pour une histoire de chien. Dans le décor d'une forêt du Jura, il dissimule le cadavre. Personne ne l'a vu, il en est convaincu. Les faits sont là, incroyablement simples et déroutants.
Comme Antoine ne veut pas faire de peine à sa mère qui surement en mourait de honte dans ce petit bourg de province où tout le monde se connait, il décide se taire. A tout jamais. 

Le criminel se place au centre du roman. L'enquête est secondaire, d'ailleurs avec le temps et les événements, et en l'absence d'indices, on la relègue rapidement. C'est d'une cruauté implacable et le portrait de l'enfant disparu jaunit avec les années dans les vitrines des commerçants.

Ne reste que Antoine, avec sa culpabilité. Comment ce gamin va-t-il vivre avec ce poids sur la conscience dans ce village, avec pour voisins la famille de Rémi ? Comment survivre avec cette détresse et cette angoisse qui le submergent rapidement puis, au fil des années, qui s'enfouissent au plus profond de sa vie de jeune adulte, refaisant surface au cours des rares visites qu'il fait à sa mère ? Comment un instant dans la vie d'un enfant sans histoires le transforme en meurtrier, en piètre lâche, mais comment s'en sortir seul quand on a douze ans... même si il suppose que d'autres connaissent son secret et lui accordent leur protection tacite.
La fuite et le mensonge, voilà la solution qui s'imposera à lui tout au long de sa vie. 

Le dénouement en 2015 nous soulage d'un poids, celui-là même qu'on a porté tout au long du roman. Le poids de la culpabilité et cette tristesse envahissante devant la vie ratée d'Antoine

Ecrire un roman post-Goncourt n'est pas chose facile (une nouvelle parfaitement ciselée aurait fait l'affaire peut-être...) mais largement à la portée de cet auteur qu'il ne faut plus lâcher. 
Ouf, Lemaitre garde encore le roman noir et policier au centre de ses préoccupations. Et encore une fois, il présente un tableau peu reluisant de la vie de province, avec quelques personnages détestables. 

Maintenant j'attends avec impatience la suite de la trilogie entamée avec Au revoir là-haut ...

Trois jours et une vie de Pierre Lemaitre, Albin Michel, 2016





Lagos lady


Lagos, Eko en yoruba. La capitale du Nigeria se distingue en occupant une place de choix dans le tout premier roman de Leye Adenle. Ville la plus peuplée du continent africain, tentaculaire au bord du golfe de Guinée où townships de maisons sur pilotis et quartiers chics de Victoria Island s'y côtoient. Ville de tous les dangers gavée d'une criminalité endémique. Les superlatifs ne manquent pas...
A la veille des élections présidentielles, le journaliste Guy Collins y débarque pour la première fois, il ne sera pas déçu de son voyage. Nous non plus ! Dans un bar, il fait la rencontre d'Amaka, plantureuse nigériane. La Lagos lady a pris le parti, à haut risque, de défendre et de veiller sur les milliers de prostituées de la capitale, victimes d'injustices de la part de la police, vols, discriminations, maltraitances de clients et meurtres. Guy Collins en est témoin devant un bar, révulsé devant le cadavre mutilé d'une fille. Le commerce du juju, les gri-gris de chair humaine, est monnaie courante en Afrique, surtout la veille d'échéances politiques cruciales. Amaka soupçonne Chief Amadi d'être un pilier de ce commerce nauséabond et responsable de ces meurtres rituels qui se multiplient. Elle embarque le journaliste dans cette sordide affaire de rituels africains, et lui demande de témoigner au monde des cruautés et des horreurs subies par les prostituées de Lagos au nom de croyances ancestrales et  de faire des révélations explosives sur des personnalités de Lagos .

Roman survolté, Lagos lady va à cent à l'heure. Polar effréné au rythme des courses poursuites, des attaques policières et règlement de comptes, le tout filmé par un Tarantino à la sauce africaine sur fond de musique de l'incontournable Fela. Pleins feux sur des personnages rongés par le vice (élites corrompues et policiers véreux) ou totalement déjantés, mais parfois aussi pleins d'humanité. Ce qui nous accorde quelques bons moments de rire et d'espoir !
Lagos lady porte un autre regard sur la prostitution dans la mégapole africaine. Les prostituées, souvent de jeunes filles, arrivent du Togo ou du Ghana. Amaka fait figure d' ange gardien pour ces femmes qui n'ont pas choisi de livrer leur corps. "Toutes vendaient leur corps pour une bonne raison aussi dérangeant que cela puisse paraitre ." Pourtant leur activité est illégale au Nigeria, et elles mettent leur vie en jeu chaque jour. L'association Les bons Samaritains fondée par Amaka tisse minutieusement un réseau de soutien médical, juridique et social et aide ses femmes à quitter le trottoir et trouver un emploi.

J'ai adoré Lagos Lady ! Le roman surprend avec des effets très cinématographiques et des dialogues piquants et ponctuées d'expressions du dialecte yoruba local.
Ce n'est pas qu'un roman sur la prostitution, c'est aussi un coup de projecteur sur la société africaine, notamment sur la police, et plus particulièrement le Nigeria.

Lagos lady de Leye Adenle  traduit de l'anglais par David Fauquemberg, Métailié Noir, 2016



jeudi 5 mai 2016

Les enfants du Cap

Perséphone, curieux prénom pour un flic ! 
Persy Jonas, jeune métisse, a décidé de raccourcir son prénom sorti du chapeau de son grand-père Poppa le jour de sa naissance, en hommage à une divinité grecque. Elle a été élevée par Poppa, dans une petite ville de la péninsule du Cap, au milieu des fynbos, avec son meilleur ami Sean. Élevé à coups de trique par son père, lui n'a pas eu autant de chance. Dans cette société sud-africaine post-apartheid, Poppa s'est battu pour que sa petite-fille entre dans une école réputée du Cap plutôt fréquentée par des Blanches et des métis de bonnes familles. Alors quand elle est entrée à l'école de police, le vieux monsieur a été surpris par ce choix. 

Persy vit aujourd'hui dans la banlieue du Cap comme de nombreux travailleurs noirs et les laisser-pour-compte blancs, noirs et métisses. Dans ces townships, les cabanes miséreuses sont plantées dans un paysage côtier éblouissant, à quelques kilomètres des villas coloniales et prétentieuses des Blancs. 

La péninsule du Cap est le théâtre majestueux d'une lutte acharnée entre défenseurs de la protection de la flore et de la préservation des paysages et farouches partisans du développement immobilier de la région. Des convoitises foncières seraient à l'origine du meurtre de Andy Sherwood, retrouvé sans vie sur la plage de Noordhoek par Marge Labuschagne. Autrefois psychologue criminelle, elle s'est rangée et est engagée pour la protection du littoral. L'affaire a été confiée à Persy. Les deux femmes s'obstinent à faire toute la lumière sur ce meurtre étroitement lié à des affaires plus anciennes, enfouies au plus profond de leurs âmes.

Marge et Persy, deux vies opposées. L'une est Blanche et a vécu sous le régime de l'apartheid, a participé aux commissions Vérité et réconciliation. L'autre est une métisse "freeborn" (les enfants nés après 1990, à la fin des lois apartheid). Leur rencontre fait des étincelles. Elle met en lumière les vieux démons toujours présents en Afrique du Sud : expropriation des plus pauvres, dominance et mépris des Blancs, townships et zones de non-droits et crise sociale. Le polar nous plonge au cœur de la nouvelle société arc-en-ciel qui se retrouve à présent confrontée à des obstacles de taille. Avec un taux de criminalité et la violence sans précédent, la corruption policière, l'immigration galopante et les spéculations économiques effrénées, le pays a déchanté. L'euphorie et les espoirs nés aux lendemains des premières élections démocratiques se sont éloignés.

Tout juste publié en France, le premier roman de Michèle Rowe retrace l'histoire touchante de ces deux enfants et de cette femme larguée. Bon point, l'intrigue du polar est nerveuse et bien menée. Il est comparé à ceux écrits par le talentueux représentant sud-africain Deon Meyer. Pourquoi pas, mais on attend de lire la suite des enquêtes de Perséphone. En espérant qu'elles nous conduisent encore une fois dans le décor de la péninsule du Cap.

Les enfants du Cap, de Michèle Rowe, traduit de l'anglais (Afrique du Sud) par Esther Ménévis, Albin Michel, 2016